CHAPITRE XV
Le jour est proche. Cal descend du module de transport, un simple plancher avec un toit transparent et une cabine de pilotage à l’avant, une sorte de camion d’autrefois. Le char à voile a déjà été posé à terre par les robots.
La fausse dent qu’il s’est fait poser hier à la base l’agace un peu et sa langue vient s’y familiariser de temps à autre. Elle contient un émetteur radio qui est branché en permanence et en liaison avec le Cerveau. Un robot d’intervention est en vol stationnaire à 20000 mètres d’altitude, prodigieux garde du corps prêt à survenir à chaque instant.
L’un des robots allume trois feux et, au laser, fait en quelques secondes un tas de braises. Il ne reste guère qu’une vingtaine de kilomètres pour arriver au village. En une demi-heure, ce sera fait. Cal ordonne aux robots d’embarquer et au Cerveau de ramener le module.
Assis dans son char, il hisse la voile à la première clarté. Personne n’est debout, mais on s’agite dans les bungalows quand il traverse le village. Un petit pincement au cœur en arrivant auprès des siens. Là-bas, sur la plage, le chantier naval a encore grandi. Le brick est bien avancé. Plus près, des poteaux sont plantés dans le sol, indiquant deux terrains de sport. Une paix étrange l’envahit. Les Vahussis ont assimilé ses conseils.
Il se secoue et entre. Mez dort encore. L’enfant aussi. Il se penche sur celle qu’il considère comme sa femme et doucement lui embrasse les lèvres. Les grands yeux noirs s’ouvrent, embrumés de sommeil, le reconnaissent et sourient.
— Tu es revenu ! Cela fait si longtemps. Cal ; j’allais vivre avec un autre homme…
Elle a beau dire cela avec un sourire. Cal sent une contraction de tout son corps. Peut-être est-ce vrai, d’ailleurs… Cela fait deux mois qu’il est parti, c’est peu et c’est beaucoup.
— As-tu trouvé la montagne ? poursuit-elle.
— Non, j’ai vu beaucoup de choses, mais je ne l’ai pas trouvée.
Il lui faut deux jours pour trouver la façon de présenter la chose à Mez. La construction du brick ne suffit plus à Salvokrip. Il est décidé à aller vers l’Océan pour y construire un autre brick et partir à la découverte des îles. La seule chose qui l’inquiète encore, ce sont les tempêtes et les avaries éventuelles.
— Alors, construis deux bricks, ainsi tu pourras en abandonner un s’il est très endommagé.
Salvokrip ouvre des yeux ronds.
— Mais ce sera très long !
— Pas tellement. Au lieu de faire une planche, vous en faites deux identiques et vous construirez ensemble les deux bateaux.
Du coup, Salvokrip va aussitôt en parler avec ses amis. Cal revient vers le bungalow où Mez fait un paréo dans une grande étoffe vert pâle. Il va à ses affaires et en sort une bague taillée dans une pierre sans valeur. Cependant la bague est assez jolie, rustique, mais jolie. Dessus, les lettres MK sont gravées grossièrement.
— Mez, j’ai apporté un cadeau pour notre fils. Regarde…
Elle tourne la bague et découvre le trou pour le doigt, ravie.
— Mez, je voudrais que notre fils porte cela avec lui. Dans le village où cela m’a été donné, on dit que ça porte chance. Je voudrais aussi que plus tard, il donne cet anneau à son premier fils, et ainsi de suite.
— Pourquoi ? fait Mez intriguée.
— Comme cela, pour le plaisir.
C’était la réponse à faire, et l’idée séduit la jeune femme.
— J’ai aussi apporté un cadeau pour toi, ajoute-t-il en montrant une autre bague taillée grossièrement dans une énorme émeraude.
Cette fois, Mez est emballée et sort en courant montrer son bijou à ses amis. « Il faut que je fasse vite, songe Cal, sinon je n’aurai pas le courage de continuer. Je ne sais pas si c’est la bonne solution, au fond. Je vais souffrir terriblement. » Volontairement, il détourne les yeux de son fils et fait un collier avec une petite corde tressée. Il y enfile la bague et l’accroche à la couche du bébé. Elle n’a pas grande valeur, si ce n’est qu’elle contient un émetteur et une pile solaire… Ainsi elle sera toujours localisable, comme son propriétaire, par la même occasion.
Le soir. Cal et Mez vont chez Louro et Sospal. Cal raconte un voyage imaginaire, et, pris par l’ambiance, raconte de nouvelles histoires qui déclenchent des rires homériques.
Le lendemain matin, il prépare sa pirogue, quand un Vahussi lui dit de monter dans son cotre.
— Non, je vais aussi vite que toi, avec ma pirogue, dit-il avec un sourire.
— Tu ne pourrais pas rester seulement à côté ! riposte le gars en rigolant.
— Veux-tu que l’on essaie ?
— Pars, je te rattraperai, dit l’autre en sautant à son bord pour hisser les voiles.
Cal pousse vigoureusement la pirogue vers le large et commence à pagayer. C’est exactement ce qu’il lui fallait. A 300 mètres du bord, le cotre n’est plus très loin. Cal pagaye comme un forcené.
— Cerveau, tu m’entends ? murmure-t-il essoufflé.
— Oui, résonne la voix dans sa dent, en lui chatouillant étrangement le palais.
— Je laisse le bateau me dépasser de 100 mètres, puis je renverse la pirogue. Dirige le robot sous moi, dès maintenant.
— Bien.
En hurlant, la grand-voile bordée à mort, naviguant au plus près serré, le Vahussi le dépasse. Ils sont devenus bons marins, en quelques années !
Le cotre est à une centaine de mètres devant. Cal surveille le barreur et dès que celui-ci le quitte des yeux, il s’assied brusquement sur le bord. Aussitôt la pirogue embarque et chavire.
Cal se laisse glisser dans l’eau claire en battant des bras, enregistrant fugitivement avant de pénétrer dans l’eau le geste du Vahussi qui se retourne. Le Terrien passe sur le dos sous l’eau pour vérifier que la pirogue est bien à l’envers. Oui, ça va. Il donne un coup de reins et s’enfonce. Où est ce sacré robot, bon sang ! Il n’a plus beaucoup d’air… Le voilà, fendant l’eau comme une torpille. Aussitôt Cal sent un frémissement le long de sa peau et l’eau s’écarte de lui, repoussée par la force magnétique. Il est dans une bulle d’air. Il relâche sa respiration et aspire un grand coup. Déjà la bulle se met en mouvement, descendant dans l’ombre. Dix mètres plus bas, un long fuseau métallique se balance. Cal y pénètre par un sas.
— Allons-y, ordonne-t-il au robot qui a pénétré derrière lui.
Le fuseau démarre.
*
A l’autre bout du lac, il fait surface.
— Personne dans cette région, annonce la voix du Cerveau ; le module de transport arrive.
*
Cal a coupé l’éclairage dans la pièce. Seuls les reflets des flammes dans la cheminée donnent un peu de lumière. Installé dans un fauteuil profond, il regarde les braises sans les voir.
Le robot stationnaire a repassé les scènes qui se sont déroulées après sa prétendue noyade ; Mez effondrée, Louro, Salvokrip, sombres, Sospal troublée. Il s’en est repu, attisant sadiquement sa peine. Depuis des jours, il les épie, comme pour se punir. Déjà Mez semble se remettre. Confusément, il sent qu’il est préférable de ne plus voir la suite. Il ne supporterait pas de la voir aimer un autre homme, et pourtant c’est certainement ce qui va se produire.
— Allume, 205.
La lumière jaillit. La pièce est agréable maintenant, des canapés, des fauteuils profonds, des petites tables. Sur les murs, des écrans habilement dissimulés renvoient le paysage extérieur, créant ainsi des fenêtres et un peu de vie, avec les arbres de la vallée qui ondulent dans le vent.
Il passe dans la salle de contrôle et s’assied.
— Cerveau, je veux que la sphère d’observation stellaire soit beaucoup mieux dissimulée sur le col, à l’extérieur. C’est ainsi que j’ai repéré la base. Recouvre-la de rochers.
— Bien.
— Où en sont les robots vahussis ?
— Ils sont terminés. Nous pourrons en lancer d’autres tranches de construction quand vous le demanderez.
— Sont-ils réussis ?
— Ils correspondent aux caractéristiques exigées.
« Autant pour moi, songe Cal, une question idiote. »
— Je veux qu’on étudie un robot de ce genre avec une miniaturisation très poussée, utilisant la technique la plus évoluée. Je veux qu’il ait une efficacité jamais atteinte encore, avec une pile dix fois plus puissante que celle utilisée habituellement, des banques mémorielles miniaturisées et très complètes, capables d’en faire un robot de combat, un pilote planétaire, un technicien en métallurgie, en électronique, un serviteur. Je veux qu’il connaisse les gestes des combattants sans armes et je veux qu’il ait un cerveau électronique indépendant analytique, c’est-à-dire pouvant raisonner et ensuite agir. Enfin, je veux qu’on lui attribue une banque de comportement humain.
— La construction d’humanoïdes était interdite par les Loys.
— Cette interdiction est levée, la série des robots vahussis aura aussi cette caractéristique, remets-les en chantier. La fabrication de ce robot sera longue ?
— Il y a de très nombreuses études à faire. Tout le potentiel technologique de recherche disponible dans la base devra y être consacré. Cela durera plusieurs années, plusieurs dizaines d’années peut-être.
— Aucune importance. Lorsqu’il sera terminé, il ne portera pas de matricule, mais le nom de Louro… Non, de Lou ! Chacun des robots de l’autre série portera également un nom. Si, les problèmes résolus, la construction même de Lou n’exige pas de dépenses supérieures à dix fois les normes, tu feras exécuter trois autres robots de ce genre, tous extérieurement différents. Enfin, tu utiliseras au mieux les mises au point de nouveaux systèmes, à l’occasion de ces études pour la série de robots vahussis. Et tu compléteras celle-ci pour stocker deux cents de ces modèles. Je te laisse six cents ans pour accomplir tout cela. Pendant ce temps, la base sera en défense, c’est tout ; aucune activité autre que celle que je t’ai donnée, et l’entretien habituel… Ah ! si : fais établir un relevé des ressources naturelles de cette planète et reconstitue en totalité nos stocks de minerais purs en exploitant des gisements marins. Et enfin, mets en banques mémorielles le contenu des huit caisses que j’ai récupérées. C’est tout ce qui me reste de mes origines.
Cal sélectionne les écrans sur le village. On dirait qu’une longue colonne de chars à voile s’organise. Salvokrip s’est décidé, probablement.
— Cerveau, tu vas dégager la route devant ces Vahussis, pour les protéger et les guider vers un port naturel de la côte est du continent. Trouve un endroit bien abrité, ayant de l’eau douce à proximité et des arbres de toutes les essences.
— Bien.
— Par la suite, je veux que tu fasses chaque semaine un sondage pour repérer le porteur de la bague-émetteur. Sache où il se trouve. Maintenant, écoute bien ces consignes générales. Tu vas observer les trois continents et la région du lac en particulier. S’il se produit des événements pouvant modifier le sens de l’évolution, réveille-moi. Un phénomène politique ne m’intéresse que s’il va amener des conséquences catastrophiques. De même si l’évolution va très vite. Si tout se passe bien, réveille-moi dans six cents ans. D’ici là, fais examiner mon corps et ordonne une remise en état.
C’est ça la solution. Les Loys ont depuis longtemps maîtrisé eux aussi l’hibernation, et Cal va l’utiliser. Ainsi il pourra suivre les progrès de cette race, l’aider, la guider et surtout lui éviter les pièges. Finalement, ce qui a tué la Terre, c’est qu’elle a minimisé le rôle des penseurs, philosophes, psychologues, sociologues. La priorité était donnée systématiquement à la technique. C’est bien, cela permet de progresser, mais il y a un élément constant que l’on a oublié : l’homme. L’engin le plus merveilleux, porteur du génie le plus prodigieux, n’est jamais destiné qu’à servir l’homme. C’est l’homme, toujours présent, le plus important, pas la technique. Il faut donc le préparer mentalement, le faire évoluer mentalement, presque parallèlement à l’évolution technique un peu en avance.
Quel travail ! Mais quelle passionnante aventure aussi ! Cal a la possibilité de voir se créer sous ses yeux une civilisation et, surtout, d’en modifier le cours. Avec l’expérience qu’il a, peut-être réussira-t-il à en faire des gens heureux. Finalement, ce qu’il faudra, c’est les garder longtemps à l’ère préspatiale, celle où la vie est la plus facile.
Bien sûr, il aurait préféré garder Mez près de lui, mais elle n’était pas suffisamment évoluée, son cerveau n’aurait pas résisté à cet afflux de connaissances. Et puis, quelle vie pour elle ! hors du temps, hors d’une époque. Lui a déjà été mis hors de son temps, alors…
*
Cal le Terrien s’allonge dans la cabine d’hibernation.
— Dans six cents ans. Cerveau, dit-il avec un petit sourire.
FIN